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Le Parc
 
    Correspondance pour un lieu.

Anne enfant a fréquenté le Parc Mignot d'Annonay (07).

Aujourd'hui, elle vit loin de ce lieu dans lequel elle n'est jamais revenue depuis trente ans.

Je vis en Ardèche depuis quelques années,  et je ne suis pas très éloignée du jardin dont il est question.

Anne et moi avons rêvé le projet d'une correspondance faite de mots, de photographies, de tout ce qui peut témoigner de passages.

Par les souvenirs qui surgiront, Anne guidera mes pas dans le parc.

Dirigée par sa mémoire, j'irai à la rencontre de  ce qu'elle a ressenti, de ce qu'elle a été, un instant, de multiples instants dans le grand espace vert d'il y a longtemps.

Mes pas, ma tête seront ensuite d'autres guides. Par mes impressions transmises se dessinera pour elle, un parc à la fois reconnu et tout à fait nouveau.

(Seul l'échange est ici reproduit, il existe aussi deux carnets personnels respectifs sur l'expérience menée, ils viendront ultérieurement compléter cette correspondance en entrant en écho avec elle  -durée estimée du travail : une année-).

Mar. 13/09/2016 21:23 

Anne Malherbe

 

                          Il y avait probablement une rue en pente et ombreuse qui conduisait non loin de l’entrée du jardin. 

Mer. 21/09/2016 09:15 

Anne Malherbe

En fait, j’ai tenté de me souvenir à quoi pouvait ressembler la grille d’entrée du parc, de quel côté elle se trouvait, sur quoi elle donnait. Je ne me suis rien rappelé. Je n’ai vu rien d’autre qu’une grille élevée obstruée par le brouillard de l’autre côté. Ce n’est évidemment qu’une construction mentale de ce à quoi peut ressembler l’entrée dans le souvenir.

Mer. 21/09/2016, après-midi

Christine Smilovici

Vers 14h00 -

Vers 15h00 -

Je suis assise à l'entrée, à l'intérieur du jardin, sur un des premiers bancs métalliques.

Le temps est clément, quelques nuages, un ciel capable de lumière.

On est mercredi. Mercredi après-midi.

La jeune vie est assez intense : dans le contrebas du parc, j'ai repéré un gymnase, il y a des activités périscolaires, apparemment de la gymnastique. Des mamans se relaient, elles conduisent des enfants, reviennent, attendent leur sortie. Cela se tient au bas d'escaliers en ciment, raides, étroits, tristes, longs. Dans leur hauteur, par contre, on arrive à un large parking ouvert et peu ombragé et surtout au Jardin.

Le portail du Parc est couronné par une architecture maçonnée en arc. Il est en métal massif et vert, hérissé de pics. On le découvre, quand on l'a franchi, flanqué de chaque côté, de buissons taillés.

Deux vieilles femmes sont assises sur un autre banc qui fait directement face à l'entrée, à l'ombre d'un arbre. On dirait qu'elles attendent les arrivées. Elles parlent de l'actualité, j'entends leur conversation. Elles parlent aussi d'autres choses, comme d'ourlets.

L'entrée s'ouvre sur une plate-forme goudronnée, à moitié couverte d'arbres alignés, des platanes. Peu d'enfants y jouent mais j'y vois deux petits garçons avec des casquettes, ils courent et écrasent des feuilles au sol.

15h37 –

Départ des vieilles femmes, le banc est vacant.

Je m'y installe. Je suis à mon tour face au portail. L'arbre est un marronnier. J'entends des paroles d'enfants qui proviennent du parking surtout. Des feuilles sèches roulent. De la ville, j'ai l'impression de ne rien entendre, sauf une légère circulation.

Une petite fille passe en trottinette, elle est suivie d'un petit garçon, puis d'un homme obèse.

Des enfants jouent maintenant sur le parking, ils ont un ballon et dribblent avec.

Il y a une alternance de moments réchauffés, clairs, et de moments frais, un peu gris.

L'atmosphère est très calme. De cette première plate-forme, je vois très bien la colline sauvage, en face.

Un couple de jeunes adolescents vient de passer, il avait un petit chapeau, elle parlait.

Une mère part avec ses deux enfants, elle en porte un, l'autre suit. Elle surveille le deuxième en tournant la tête.

Un enfant dit, derrière moi, en roulant de tout son corps sur le sol : « on tombe, ah, non, ah... ». Il est vêtu de bleu, ses vêtements se plaquent brusquement sur le bitume à chaque roulade, et il rit.

Lun.10/10/2016 11:48

Anne Malherbe

Il y a donc des éléments qui étaient vrais : la pente, la hauteur du portail et cette architecture années trente à proximité (la « salle des fêtes »). Et aussi ce temps qui n’est ni beau ni gris, ou plutôt les deux à la fois. Je n’ai pas connu ce jardin sous la pluie ni sous la canicule, ou bien je ne m’en souviens pas. La météo y est pour moi celle des tableaux des débuts de la Renaissance : équanime. À moins qu’il n’y ait des passages de nuages qui effacent momentanément les ombres portées, afin que celles-ci se redessinent ensuite avec plus d’intensité encore.

 

Que ces sédimentations si anciennes trouvent leur écho aujourd’hui m’émeut. Mon cerveau n’a pas tout inventé ; ma culture ne s’est pas entremise dans chacune de mes constructions mentales. Mes sensations de jadis sont encore des sources vives.

 

Ma raison d’aujourd’hui s’étonne de la colline boisée, incompréhensible en pleine ville, comme si la campagne avait inconsidérément envahi les lieux ou que, pour une raison inconnue, on n’ait jamais osé y toucher. Pourtant elle s’accorde bien avec ce que je ressentais dans ce jardin : la menace insoupçonnable d’une sauvagerie, bien présente pourtant, qui faisait monter une légère angoisse dès que j’en passais le seuil.

 

Cela me rappelle l’épisode du bac à sable que j’y ai vécu un jour. Une petite fille, qui jouait là comme moi, s’est mise sciemment à me jeter du sable dans les yeux. Ce fut brusque, violent, inattendu, sauvage. C’est le seul souvenir que j’aie gardé d’autres enfants.


Pourtant tu évoques ces femmes, ces enfants, et tout ce monde qui s’y égaie sereinement. Je ne suis pas sûre de vouloir y voir tant de monde. Ce serait raccrocher ces lieux au socle du réel. Or ce jardin flotte quelque part, loin de tout, semblable à un jardin suspendu, dans une contrée lointaine ; ou comme ce jardin de l’un de mes livres d’enfant, entouré de murs et que seul environnait le rythme des saisons ; ou bien comme le jardin clos de la Vierge dans un livre d’Heures. Ce jardin n’appartient pas à l’espace, mais au temps. D’ailleurs le portail le prouve, on dirait un portail de cimetière. 

 

Christine, voici le viatique pour ton prochain voyage : retrouver le bac à sable. 

Mer. 21/10/2016, après-midi

Christine Smilovici

Vers 15h00 -

Je suis entrée dans le parc, j'ai dû franchir ses deux terrasses supérieures surplombées par d'amples propriétés privées aux terrains délimités par de longs balustres en pierre blanche encore ornés de fleurs de géraniums avant de trouver une esplanade : celle des jeux pour enfants. L'endroit apparaît à la fois comme un espace circulaire et comme un espace de transition entre la deuxième terrasse minutieusement travaillée par les jardiniers et ce qu'il y a plus bas, apparemment une verdure plus dense et plus sombre, dans laquelle un escalier puis une allée nous invitent à pénétrer.

 

Anne, il n'y a plus trace d'un bac à sable.

 

 

A l'intérieur d'un écrin d'arbres mélangés et d'une haie courte, il y a une aire modeste, protégée par une clôture basse et propre, en mailles vertes. Le portillon, dans la continuité, est à peine visible. Je ne le pousse pas encore.

Au sol, s'étend un gravillon clair, il est recouvert par endroits de feuilles ou de fruits tombés de trois tilleuls et de deux séquoias qui sont comme deux géants. Cinq petits jeux colorés sont placés à des places régulières, ils sont montés sur de gros ressorts, et montrent des formes simples d'animaux arrondis, une voiture, une cabane.

 

Je reste seule pendant un moment. Le temps forme une succession de voiles nuageux et de rayons lumineux, comme la fois précédente.

 

Peu d'enfants passent, ils sont accompagnés d'un parent, d'une mère ou d'une grand-mère qui s'assoit un peu à l'écart sur un des bancs métalliques . Ils jouent presque en silence, deux inventent un jeu commun où chacun est un personnage capable de mourir puis de revivre.

J'ouvre le portillon et me place dans le cercle, au strict milieu de l'aire de jeu.

Dim. 20/11/2016 17:13

Anne Malherbe

Le bac à sable a disparu. Il n’a pas résisté aux normes de sécurité qui excluent peu à peu les bacs à sable des aires de jeu. Cela s’accorde sans doute assez bien avec son statut particulier dans mon souvenir : à savoir que l’épisode du bac à sable est le plus réel de tout ce qui, dans ma mémoire, surnage au sujet de ce jardin. Il est la pièce la plus triviale du dossier, celle vers laquelle mon imagination et ma rêverie ne vont qu’en maugréant. Pourtant, j’en conclus aujourd’hui que cet épisode est fondamental.

Cette fillette qui m’avait jeté du sable dans les yeux était un petit démon très avisé. Deux hypothèses me viennent à l’esprit. La première est qu’elle avait sans doute perçu à quel point j’étais perdue dans un monde très éloigné de la réalité. Et elle avait donc, très impulsivement, tenté de me ramener ici-bas. L’autre hypothèse est que, au contraire, elle avait tenté de me dire « éloigne-toi d’ici, le monde réel est bien trop triste ».

Ce bac à sable est l’angle mort. Tu as bien fait de te placer au centre. A partir de lui, je me suis mise à regarder le monde à travers un kaléidoscope. Tout le reste est devenu irréel et enchanté. Ma difficulté à accepter simplement le monde remonte à ce jardin.

Christine, toutes ces images que tu m’envoies sont exactement comme les éclats d’un miroir dans lesquels se seraient magiquement cristallisés les reflets de lieux merveilleux. Ils épousent la manière dont ma conscience, dans sa fuite, s’est mise à se raccrocher à des détails et à espérer qu’ils me conduisent vers d’incroyables palais. Les arbres ont l’air saupoudrés de poussière d’or, seuls survivants d’une époque où les fées peuplaient le monde. Et ces angles de balustrade, ces points de vue sur des allées laissent espérer les abords d’un château. Où que l’on se trouve, il semble n’y avoir personne. Les cimes des arbres flottent dans le ciel, à moins que ce ne soit leur reflet dans un plan d’eau : la conscience flotte, perdue entre deux mondes.

Christine, ta vue aérienne m’apprend que les deux terrasses que tu as traversées sont étroites et rapidement franchies. Je n’ai pas envie de savoir que la réalité est si petite. Alors, s’il te plaît, prends cela comme un devoir : restes-y pour l’instant. Et considère comme un interdit temporaire le fait d’aller vers « ce qu’il y a en bas ».

J’ai longtemps pensé que ces deux terrasses étaient pleines de broderies, dessinées, entre autres choses, par les buis ? Puis-je te demander, pour la prochaine fois, de suivre leur chemin, qu’ils bordent simplement les allées ou dessinent des topiaires plus raffinées ?

Mer. 30/11/2016, après-midi

Christine Smilovici

 

Vers 14h00 -

 

En arrivant, j'observe des jardiniers sur la terrasse supérieure, ils travaillent avec du matériel d'élagage et un camion broyeur de végétaux. La terrasse, bordée par un long balcon, est bitumée et arborée : une dizaine de platanes s'y présentent en enfilade, ce sont ces arbres qui requièrent l'attention des hommes. L'air est très frais mais la lumière est forte, elle pointe depuis la colline d'en face. Cependant, le soleil est déjà proche de la cime des grands cèdres bleus. Pour accéder à la terrasse inférieure, plusieurs passages sont possibles : on peut emprunter, directement à côté de l'entrée, une pente douce, cimentée, -elle forme une courbe- ; plus loin, on peut également descendre par deux escaliers, - l'un est encombré par des branches des platanes sectionnées-.

J'opte pour la pente.

 

Au-bas, se trouve un jardin à la française composé de cinq parterres. Quatre, qui se répondent en symétrie, sont disposés autour d'un autre, central et rond. Les bordures sont des topiaires, des buis, certains sont manquants. Les compartiments sont suffisamment écartés les uns des autres pour former de petites allées. J'y circule un certain temps pour en suivre les lignes. La terre noire est au repos, elle est totalement apparente. Lissée au râteau, elle porte cependant quelques traces de passages : des empreintes de pieds, des marques de grattage d'un animal.

 

Quatre marches qui barrent toute la largeur de la terrasse mènent vers deux grands bassins qui occupent tout le reste de l'esplanade. Ils sont entourés chacun, de manière parfaitement régulière, de huit grands ifs taillés. Cette présence végétale est majeure.

 

Le premier bassin est rempli.        Une fontaine, en son centre, fait jaillir plusieurs jets d'eau dont le bruit charme l'oreille.        Plusieurs gros bouquets de roseaux l'entourent.         Ils semblent assez secs mais portent encore des fruits.

 

Le deuxième bassin est vide.        L'intérieur est brisé .        Se dessinent des fissures en partie colmatées.

L'impression est étrange : la symétrie du jardin est rompue, le vide du deuxième bassin dessine un œil aveugle.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Un employé municipal s'approche de moi.

Nous discutons. Il me dit que les buis du parc sont malades et qu'il faut les arracher. Il me parle de la tempête de 99 qui a fait chuter dans le bas du parc des tilleuls magnifiques, il écarte les bras en en parlant, pour rendre compte de l'épaisseur des troncs, il rajoute : « environ un mètre  de circonférence ». Il me parle des bambous, plantés plus bas, me dit que les enfants viennent y jouer et qu'eux-mêmes, les jardiniers, viennent les bouturer pour habiller d'autres espaces du parc, il me dit que le parc représente pour eux beaucoup de travail, il parle aussi d'un espace rocheux également dans le contrebas immédiat.

Je quitte le jardin quand le soleil est tombé derrière les cèdres. Il n'y a plus personne. Tout devient bleu.

 

 

 

 

 

Dim. 22/01/2017 

Anne Malherbe

Tout ce réel qui s’exhibe dans tes photographies et dans ton récit ! Jusqu’ici, mes souvenirs prenaient le soleil. Ils disposaient de toute la place qu’ils voulaient ; ils pouvaient s’étirer en fantasmes contournés, broder deux-trois idées complémentaires, fureter à leur guise. Et voilà que le réel les rappelle à l’ordre. Un éboulement de pierres leur est tombé dessus. Tandis qu’ils espéraient se glisser entre deux haies joliment élaguées, ils ne savent plus, désormais, où poser les pieds.

Il faut le reconnaître : le réel est bien plus beau et bien plus imposant que n’importe laquelle de mes pérégrinations imaginaires. Quoi de plus magistral qu’un jardin s’apprêtant à hiberner ? Et comme je t'envie pour  ta rencontre avec le jardinier, grand arpenteur des lieux, maître des haies, dessinateur de parterres et de bordures ! Un jardinier qui prépare la végétation contre le froid, un bassin vidé pour cause de délabrement, des branches de buis coupées qui jonchent le sol : ces images somptueuses avec leur lumière de fin d’automne occupent désormais tout l’espace, et mes fantasmes ne sont plus que bris d’eau gelée.

Comment retrouver ma place ici ? Les traces que je cherchais étaient sans doute trop légères. J’en étais au parfum du buis, cette odeur humide et acide, restée accrochée depuis tout ce temps à mon cerveau limbique. Mais les buis sont au plus mal.

Tant que personne n’avait remis pour moi les pieds dans ce jardin, je pouvais y ajouter n’importe quoi, inventer de grandes ferronneries contournées comme de la dentelle, des espaliers où s’étalaient des arbres grimpants, et même une immense volière emplies de fleurs exotiques. Rien de tout cela n’est vrai, je le crains, et je dois déblayer mon cerveau de ces prétendus souvenirs, de ces vulgaires encombrants. La réalité aura toujours raison.

Un caprice impérieux me prend soudain de briser les règles du jeu. Je ne suis pas supposée retourner voir le jardin tant que l’échange entre toi et moi n’est pas parvenu à son terme. Mais si je m’y rendais quand même ? Je prendrais possession du réel et lui ferais dire ce que j’ai envie. Je le ferais coïncider comme cela me chante avec tout ce que j’attends de lui. Mais les règles du jeu ont posé un interdit. Je ne dois pas franchir la frontière avant l’heure.

Puisque la patience est mon lot, je vais me venger en faisant durer le plaisir. Christine, tu devras rester prisonnière de ce réel qui te donne toute puissance et ne pas quitter, pour l’instant, la terrasse aux bassins. De toute façon, j’ai encore quelques énigmes à résoudre concernant la partie « à la française » du jardin, cette partie qui a imprimé en moi une sensation d’étrangeté durable vis-à-vis de tout ce qui est parfaitement symétrique. Que, depuis, on ait planté des roseaux, vidé un bassin, enlevé quelques buis ne fait qu’accentuer en moi cette certitude que la symétrie et l’ordre sont de trompeuses apparences.

Ainsi, Christine, ce que je te demande pour la prochaine fois, c’est de chercher, même sous l’apparence de traces infimes, la source de ces ouvrages (broderies de fer forgé, cage dorée, treille complexe) qui, au fil des années, avaient poussé dans mes souvenirs et embelli de leurs extravagances ce jardin symétrique.

 

 

Mar.  07/03/2017, après-midi

Christine Smilovici

Vers 15h00

Terrasse du jardin à la française.

J’en suis les contours.

Je suis les lignes des buis.

Je suis les courbes des bassins et celles des ifs.

Je suis les balustrades en ciment blanc, puis les grilles vertes.

Je suis les murs.

 

La balustrades et les grilles forment les bords ouest et sud.

 

Les murs s’orientent à l’est puis au nord.

 

Dans les parterres, la symétrie permanente est celle des buis.

Mais une autre, printanière et fragile, s’y installe : celle des tulipes.

 

A suivre les murs et leurs limites, j’ai compté un rosier grimpant tous les cinq mètres environ. Et deux glycines.

 

Une des glycines s’évade de la terrasse.

Elle monte et étend une multitude de tiges claires.

Les tiges ultimes atteignent et dépassent la terrasse supérieure.

 

Elles m’ouvrent une voie libre.

 

Je ne vais pas rester sur la terrasse aux symétries.

                                                                       Non.

 

 

J'empreinte  l'escalier.

 

 

Du haut de la terrasse supérieure,

 

la vue plongeante m'intéresse à la couleur

 

mouvante des graviers.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Anne, de quelles couleurs te souviens-tu ?

Dis, quelles ont été tes couleurs ?

Empreintes de trois rosiers, mur nord de la terrasse, pâte à modeler, env. 50 cm haut..

 

Je t’avais enfermée dans les terrasses supérieures, Christine, et tu t’es prêtée au jeu. Tu as compté les rosiers et les glycines, mesuré la symétrie des bordures et évalué les nuances des graviers. J’ai fait de toi une princesse enfermée. En marâtre cruelle, je t’ai interdit de sortir des terrasses. T’en laisser la permission, c’était risquer de percer cette fragile poche de fantasmes que, pour moi, elles contiennent.

 

Sur les terrasses étaient encloses toutes les promesses. Je croyais me souvenir, sur un mur, de l’un de ces grands treillis verts qui dessinent une perspective et ouvrent à l’imaginaire une allée fantastique. Mais tes décomptes minutieux me laissent penser que je superpose ici le souvenir d’un autre lieu.

 

Tu m’as demandé la couleur de mes souvenirs. Si j’y réfléchis, je n’en vois aucune. Pas en cet endroit-là, en tout cas. Mes souvenirs n’ont pas plus de couleurs qu’un rêve. Ils sont faits de contre-jours et de fins tracés en noir et blanc. C’est un théâtre d’ombres.

 

Cette pâte à modeler blanche, que tu m’as confiée, qui a épousé la forme des branches des rosiers, a achevé de réduire mes fantasmagories à quelques bribes aussi concrètes que décolorées. Elles ne sont pas complètement dévitalisées, pourtant. Dans ces moulages, piquetées de trous laissés par les épines, il y a la promesse d’une vie printanière.

 

Je vais devoir te donner la permission de sortir, mais je ne m’y résous pas. Rien ne m’y oblige, sinon l’épuisement de ces terrasses patiemment arpentées, toi avec tes pas et moi en pensée.

 

Alors je te propose un jeu un peu tordu. Si toi tu sors des terrasses, moi je vais sortir de ma tête. Tu vas prendre un plan de Paris et de ses environs et y choisir un parc de ton choix. Je m’y rendrai. Là, je trouverai l’indice ou l’objet magique qui servira de déclencheur. Celui qui brisera le verrou. Et avec la possibilité que nous franchissions ensemble le seuil, me vient un frisson de panique.

 

L’aventure va enfin commencer.

 

Lun. 10/04/2017 

Anne Malherbe

Sam.  15/04/2017

Christine Smilovici

"concave"

"est construite une grotte"

"paysage de montagne"

"belvédères"

"enrochements"

"massifs de plantation"

"grand dénivelé"

Le parc des Buttes Chaumont semble être le pendant parisien du Parc Mignot.

Dans l'idéal, c'est là que tu dois aller.

 

 

Voici pourquoi je résiste tant à ce que tu franchisses le seuil des terrasses.

Quand nous allions au Parc Mignot, avec mes parents, nous nous promenions toujours d’abord sur les terrasses. Et puis, au bout d’un moment, nous descendions. La partie du bas, pour autant que je me souvienne, était occupée par de grands arbres qui formaient un bois, apparemment sauvage et désordonné, contrastant avec les parterres à la française du haut. Je n’avais pas plus de trois ou quatre ans et je redoutais cette partie qui m’effrayait avec ses fourrés obscurs et qui faisait voler en éclats les mirages d’en haut.

Pourtant, pour répondre à ta précédente question, les seules couleurs de ce jardin qui soient à peu près nettes dans mon esprit sont bien celles du bois, avec ses différentes nuances de vert. Et si mes souvenirs du haut sont silencieux, j’entends, en bas, la voix de ma mère répondant à mes larmes avec la chanson de « Petrouchka, ne pleure pas ». Je ne sais pas pourquoi elle fredonnait spécialement cette chanson, mais celle-ci a définitivement associé ces sous-bois aux contes russes et à la hutte de BabaYaga. Les sous-bois d’en bas relèvent ainsi de l’aventure, de l’interdit et de la transgression, que mes larmes recouvraient d’un voile définitif. Je suppose qu’alors, nous nous dépêchions de remonter.

A présent, le chemin t’est ouvert. De mon côté, je vais aller traquer mes démons au parc des Buttes-Chaumont.

Dim. 16/04/2017 , (Pâques)

Anne Malherbe

Mar. 06/06/2017

Anne Malherbe

 

Tu as choisi pour moi le parc des Buttes Chaumont, répondant à ma demande qui était d’élire un parc dans lequel j'aurais trouvé la clé de ta libération. Sans le savoir, tu as désigné le jardin de Paris que j’apprécie le moins. Ce parc déploie, avec beaucoup d’efforts, des effets excessifs de naturel, qui passent souvent pour être une grande réussite et dans lesquels, pour ma part, je ne perçois que la supercherie et le malaise que celle-ci engendre.

Ainsi, aux mots que tu m’as transmis : « concave », « belvédères », « est construite une grotte », « paysage de montagne », « grand dénivelé », « enrochements », « massifs de plantation », je réponds par les mots suivants : « rocaille factice », « béton », « décor », « volonté douteuse d’assainissement », « mettre le peuple au vert », « séduction des apparences », « manipulation ».

Je me suis bien sûr prêtée au jeu, collectant tout ce qui aurait pu faire office de clé : une fleur blanche odorante, arrachée à l’extrémité d’un arbre ; entrées de grottes, fourrés, points de vue, pris en photo avec application ; murmures de cours d’eau, chants d’oiseaux, cris d’enfants, patiemment enregistrés. Mais tout cela ne pouvait pas avoir plus d’efficacité que ces accessoires de théâtre en carton-pâte, aux dimensions exagérées, destinés à être distingués de loin.

Au cours de ma quête, je me suis aperçue que si le parc Mignot invite le promeneur à descendre, celui des Buttes-Chaumont, au contraire, l’incite à monter. Entre les deux, s’était ainsi instauré un jeu de reflets. Le parc Mignot n’était peut-être pas moins un leurre que celui des Buttes-Chaumont. J’étais donc prisonnière d’un palais des glaces.

Il me fallait donc trouver un moyen de briser le miroir des apparences. Et, pour cela, j’ai moissonné du côté de tout ce qui relevait du bas-côté, des coulisses et de tout ce qui est normalement dissimulé à la vue. Il en est résulté cette petite série d’images marginales, indices que le décor, à tout moment, peut voir s’effriter sa prétendue véracité.

Ce faisant, j’ai dû admettre que les pentes du jardin étaient douces, les tours et détours de la marche, bien pensés et l’odeur de l’herbe fraîchement tondue, agréable. Les faux-semblants, apprivoisés, ne m’impressionnaient plus.

Christine, tu es libre de quitter les terrasses du jardin.

Lun.  17/07/2017

Christine Smilovici

Vers 15h30 - 

En entrant dans le parc aujourd'hui, je suis encore frappée par son calme.

Sur la première terrasse, une jeune fille est assise à une table en bois, elle écrit.

Plus loin,  dans le même espace, sous les platanes, deux jeunes hommes semblent discuter tranquillement.

Les parterres de la deuxième terrasse, que j'avais laissés printaniers et timides, se sont maintenant couverts de fleurs colorées, vives et fraîches, hardies. L'unique bassin en eau s'anime de ses fontaines, mais l'eau est très verte, comme marquée par la chaleur excessive.

Une femme est là, installée avec deux jeunes enfants. Personne ne bouge trop, personne ne parle vraiment.

C'est à la troisième terrasse que la vie des hommes s'exprime en jeux et en langage : près d'une bambouseraie qui offre des taches d'ombre fraîche, un groupe de boulistes s'active. Ils sont environ six, des hommes et des femmes. La tension du jeu les tient visiblement attentifs à leurs techniques et à leurs scores.

 

Alors je passe inaperçue à leur proximité.

J'empreinte un sentier libre, qui ondoie, un petit chemin très sec, jonché par endroits de feuilles longues, jaunes.

Et, je suis, en un instant, plus bas, derrière le rideau de bambous.

Video, "Le Vert", 1'40.

L'endroit est à part, définitivement étrange.

Mais, est-ce encore le parc ?

Le territoire est étendu, vert d'une multitude de verts, pierreux sans trop montrer de terre.

Les arbres forment un fouillis inquiétant.

S'estompent la clameur lointaine de l'étage supérieur, les cris des humains appliqués à leurs jeux.

En face, l'autre colline affiche tranquillement sa sauvagerie encore plus brutale,

les quelques bâtiments visibles dans le contrebas y sont laissés à l'abandon.

Aucun promeneur ici. 

Sauf un, qui m'a surprise un instant : un gros chien noir, sans maître. Il est étrangement apparu alors que je me déplaçais sur un des sentiers.

A la seule présence visible de cette âme, je me suis mise à penser au loup des contes. C'était ma peur à moi quand j'étais enfant.

Video "La Hutte", autofilmage, 3'23.

Lun. 23/10/2017

Anne Malherbe

Mes souvenirs s’arrêtent là : à ces pleurs, à cette chanson. La présence lourde des arbres, leur fourmillement, les différentes gradations de verts dont je ne comprends pas le sens. Comme dans cette vidéo que tu as réalisée : cette masse si peu indifférenciée au rumeurs diffuses, à la présence inconcevable en bas de ce jardin si bien rangé. Tout au fond est demeuré ce lieu résiduel que l’esprit n’est pas venu ordonner. Il n’y a pas d’allées. Nulle part où je puisse te guider désormais.

 

Le jardin ne m’appartient plus. Tu en as fait le tour. Tu as contribué à remodeler la vision que j’en avais. Nous avons tressé ensemble tes chemins et les miens.

 

Maintenant, voici comment je résume la chose. Il y a deux mondes : celui d’en haut et celui d’en bas. L’un est doux et discrètement ensoleillé. Des gens le traversent, y conversent. Des enfants y jouent. Tout ce monde est un peu lointain, effacé dans le contre-jour d’une lumière qui semble avoir été amortie. Chacun y évolue dans son rêve. Les interactions y sont rares et discrètes. Les choses, séparées les unes des autres. Délimitées par des bordures, des buis, des balustrades, des parterres dessinés, les ramures des rosiers grimpants.

Pourtant, par endroits, la symétrie impeccable du jardin a été rompue. Il y a ces buis morts et ce bassin tari. Ce n’est pas que le temps est passé mais que c’en est fini du théâtre d’ombres. Par ces brèches s’est engouffrée la lumière de plein-jour. Celle que, par tes visites là-bas, tu as peu à peu fait régner sur le jardin.

Et puis il y a le monde d’en bas. Lui est inaccessible à toute lumière. Il n’a jamais su se laisser travailler par la lumière des rêves. Et la pleine lumière du jour n’y a pas davantage accès.


Alors je te demande une dernière chose. Peux-tu retourner dans le parc, descendre dans le jardin du bas et y créer une brèche. Car ce que je voudrais savoir, c’est ce qui se trouve par derrière — derrière la masse indistincte des arbres.

Sam. 13/01/2018

Christine Smilovici

Vers 15h30-

Malgré le froid de janvier, le soleil impose sa présence.

Pas moi.

Je ne rentrerai pas dans le parc aujourd'hui.

Je vais le contourner et tenter de le voir depuis les collines sauvages environnantes, celles qui sont noires à force d'être vertes mais que la lumière touche.

A la grille d'entrée du parc que j'esquive, plusieurs panneaux attirent mon attention, l'un précise les horaires d'accès au parc et l'interdiction d'entrer aux mineurs non accompagnés. Un autre interdit les animaux, on y voit une tête de chien dont l'œil unique est barré. Un autre, plus bas, contre le grand mur d'enceinte, indique que la voie que je prends est "une voie sans issue".

Vers 16h00-

Cependant, la voie "sans issue" est  bien un chemin qui fait le tour complet du bas du parc, il forme une ceinture goudronnée et enclavée au-dessus de laquelle s'étend "le monde d'en bas" du parc Mignot dont je ne perçois toujours, comme lors des précédentes visites, que le douloureux silence.

Vers 16h30 -

Je tente d'accéder aux collines d'en-face, les plus sombres, pour avoir enfin un point de vue distancié sur le parc. 

C'est qu'il me semble distinguer une route là-bas à mi-flanc du relief.

Je rencontre un homme et lui demande si un accès est possible, il me répond par la négative.

Je ne comprends pas pourquoi, je lui demande si c'est privé, il me répond quelque chose que je n'entends pas bien, il a l'air de parler de la Cance, la rivière qui coule en contrebas et qui sépare les espaces.

Chère Anne, quand je repars, je ne suis pas entrée dans le parc

et je n'en ai rien vu non plus, de l'extérieur.

Tout m'a semblé inaccessible et caché. 

Mais, viens, toi. 

.../...

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